mardi 10 novembre 2015

Les formes d'empathie



Qu’est ce que l’empathie ?

12 septembre 2006 • par Guy Azoulai, médecin et psychothérapeute
Carl Rogers a été le premier psychothérapeute à mettre en lumière le rôle essentiel de la relation dans l’efficacité thérapeutique. Dans des publications parues entre 1940 et 1950, il décrit ce qu’étaient, selon lui, les trois conditions critiques permettant aux thérapeutes de promouvoir l’auto-actualisation de leurs patients : avoir une attitude de compréhension empathique, faire preuve d’une estime positive et sans condition, être en congruence.
Ces dernières années, de nombreuses études concernant l’efficacité thérapeutique ont été menées, avec pour certaines des résultats surprenants. Plutôt que de chercher à promouvoir de meilleures méthodes, la recherche nous indique que la clé du succès réside dans l’habileté du thérapeute à établir une bonne alliance avec son patient. Quelle que soit la méthode, le profil des patients, le problème ou l’étape de changement qui étaient adressés, l’empathie avait un rôle déterminant.
Pourtant, malgré cette efficacité thérapeutique démontrée, je n’ai moi-même jamais eu durant mon cursus de médecin ou de thérapeute un enseignement spécifique sur l’empathie. Je n’ai également trouvé que très peu de matériel dans la littérature permettant de mieux comprendre ce qu’est l’empathie, de savoir comment la reconnaître, comment la ressentir, comment l’exprimer, et surtout comment l’enseigner.

Définir l’empathie

En cherchant des réponses à ces questions, ainsi que des exercices pratiques à proposer aux participants de mes formations à l’entretien motivationnel, j’ai pris conscience que l’on ne pouvait concevoir l’empathie au même titre que toute autre aptitude sociale. L’empathie revêt de multiples facettes nécessitant plutôt une convergence de diverses aptitudes, avec un ordre chronologique à respecter pour certaines d’entre elles.
Bien que le terme soit connu de pratiquement tous les soignants, il suffit de leur demander de l’expliquer pour voir fleurir une myriade de définitions, dont certaines très hautes en couleur. Voici un petit échantillon des plus habituelles : « ressentir ce que ressent le patient », « souffrir en même temps que le patient », « s’identifier au patient », « comprendre le patient », « savoir ce que ressent le patient », « se mettre à la place du patient », etc.
À première vue, toutes ces définitions peuvent présenter une grande similitude. En réalité, certaines ne s’appliquent absolument pas à l’empathie – c’est le cas des trois premières – et certaines restent encore trop vagues – les trois dernières, comme nous le verrons par la suite.
Carl Rogers définit ainsi l’empathie : « …être empathique consiste à percevoir avec justesse le cadre de référence interne de son interlocuteur ainsi que les raisonnements et émotions qui en résultent… C’est-à-dire capter la souffrance ou le plaisir tels qu’ils sont vécus par l’interlocuteur, en percevoir les causes de la même façon que lui… » Vue sous cet angle, l’empathie peut se concevoir comme une compétence interpersonnelle nécessitant un ensemble d’aptitudes intrapersonnelles. Certaines de ces compétences vont permettre d’être en empathie, d’autres de savoir l’exprimer avec justesse et de manière opportune. Ces deux temps sont nécessaires et indissociables. C’est en effet l’expression sincère de l’empathie qui a une efficacité thérapeutique.
Parler à une oreille qui offre une bonne écoute mais qui ne dit rien peut être déroutant pour le patient. Il en est de même lorsqu’un interlocuteur exprime de l’empathie sans être sincère.

Les deux facettes de l’empathie

Éprouver de l’empathie

Pour avoir accès au cadre de référence interne, aux pensées intimes, aux raisonnements qui en découlent ainsi qu’au vécu qui leur est associé, il est nécessaire de créer un climat de confiance et de faciliter l’expression du patient. Il est également nécessaire de pouvoir offrir une bonne écoute, d’éviter de générer soi-même des obstacles à la communication, de bien observer les attitudes, de s’appuyer sur son expérience et ses connaissances préalables du dossier et du patient. Il faut aussi avoir un peu d’intuition afin de percevoir et de reconnaître les indices verbaux et non-verbaux suggérant des états émotionnels. Là, il est indispensable de savoir déceler et de pouvoir gérer les incongruences entre les paroles exprimées et les comportements affichés. Par exemple, quand un patient qui dit « tout va bien » d’une voix tremblotante et avec attitude crispée.
L’imagination et la capacité à se projeter dans la situation du patient sont des éléments clés pour mieux comprendre ce que pense, ressent et fait le patient. Toutefois, cette compréhension ne serait en aucune façon empathique selon la définition de Rogers, si le thérapeute venait à partager le même point de vue, à avoir les mêmes émotions et à adopter les mêmes comportements que le patient. En effet, comment apporter confiance et espoir si le thérapeute lui-même éprouve impuissance et désespoir dans une situation similaire ? Pour apporter l’espoir le thérapeute lui-même doit avoir un point de vue aidant qu’il aura construit en s’appuyant sur ses connaissances, son expérience et sa maturité. Éprouver une compréhension empathique en se mettant à la place de l’autre nécessite comme le précise Rogers, de faire comme si on était dans la même situation tout en conservant un regard différent.

Exprimer l’empathie

Faire l’expérience d’une compréhension empathique influence nécessairement le comportement du thérapeute, en particulier en l’éloignant de la tentation de porter un jugement. Pourtant, le degré d’empathie perçue par le patient ainsi que l’impact sur son comportement et la relation dépendent de la capacité du thérapeute à en rendre compte au patient. Le thérapeute dispose essentiellement de deux façons d’exprimer de l’empathie : soit en exprimant directement sa compréhension, soit en reflétant pensées et émotions sans porter de jugement. Il peut s’avérer nécessaire de prendre en compte des spécificités culturelles du patient dans la manière d’exprimer ou de refléter. Parfois, certaines façons d’exprimer de la compréhension peuvent même, selon les patients, susciter de la résistance. Ainsi, utilisant avec un patient l’expression commune « j’imagine à quel point cela a dû être éprouvant pour vous  », celui-ci me rétorqua : « non, ça vous ne pouvez pas l’imaginer, vous n’étiez pas à ma place !». L’utilisation de reflets empathiques, en particulier la paraphrase, permet de faire passer un message de compréhension sans faire référence à soi-même. Avec mon patient, il aurait été sans doute plus « empathique » de dire : « vous avez traversé une épreuve particulièrement éprouvante ».

Daniel Batson, L'altruisme en l'homme

« Pour la plupart d'entre nous, il est évident que le cher amour de notre propre moi joue un rôle éminent dans notre vie. Il est moins évident, mais non vrai, que l'altruisme tient aussi une place éminente. L'amour de soi n'épuise pas notre capacité à aimer ; nous pouvons avoir profondément souci du bien-être au moins de quelques autres » Telle est la thèse centrale que le psycho-sociologue, Daniel Batson, un des meilleurs spécialistes de l'altruisme, affirme et démontre, expériences à l'appui, dans son dernier ouvrage, Altruism in Humans (Oxford University Press, 2011), vingt après celui qu'il avait consacré à ce sujet (The Altruism Question, 1991), et auquel j'avais consacré un chapitre dans Un si fragile vernis d'humanité.
Sans revenir sur ce qui a été expliqué ailleurs, on s'en tiendra ici aux idées-force que présentent les premiers chapitres du livre.

L'hypothèse faite par Daniel Batson d'un altruisme véritable

Lors des réunions préparatoires à la conférence de l'Institut Mind and Life sur « L'altruisme et la compassion en économie » (qui se tiendra à Zurich du 9 au 11 avril 2010, voir www.compassionineconomics.org), j'ai eu la chance de passer quelque temps avec Daniel Batson, un éminent psychologue américain, professeur à l'université du Kansas à présent à la retraite, que je souhaitais rencontrer depuis des années.

Daniel Batson a le mérite d'avoir montré de manière très convaincante que l'altruisme véritable existe bien. Cela peut sembler évident pour beaucoup, mais c'est contraire à la vision dominante de la psychologie occidentale, qui est celle de l'égoïsme universel. Selon elle, tout comportement apparemment altruiste est déterminé par une motivation intéressée (« Gratter un peu la peau d'un altruiste et voyez saigner l'hypocrite », est leur slogan)

Un comportement faussement altruiste peut être motivé par la recherche de récompenses matérielles, sociales ou personnelles, ou le souci d'éviter des sanctions, ou celui de réduire la détresse que l'on ressent devant le spectacle de la souffrance d'autrui, ou alors tout simplement le constat que ça « fait du bien ».

Mais il existe aussi une autre conception des choses, selon laquelle certains comportements et motivations sont authentiquement altruistes. L'hypothèse de l'existence d'un altruisme fondé sur l'empathie, émise par Daniel Batson, le conduit à définir la sollicitude empathique comme un état d'esprit tourné vers autrui, né d'une aptitude innée à évaluer le bien-être de l'autre et à percevoir les besoins de l'autre. La sollicitude empathique fait naître une motivation altruiste, qui est « un état de la motivation tendue vers ce but ultime d'accroître le bien-être d'autrui »

Daniel Batson et son collaborateur ont mené plus de 35 expériences pour établir l'existence de l'altruisme fondé sur l'empathie par opposition à ces autres modèles plausibles de type égocentrique. La seule conclusion raisonnable de ces expériences semble être que l'existence d'un altruisme fondé sur l'empathie est établie et que le répertoire des motivations humaines ne se limite pas à l'égoïsme.

Sources Matthieu RICARD
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La pensée occidentale voue un véritable culte à l’individualisme, et se montre souvent cynique quant à notre propension à prendre soin d’autrui. Lors d’une conférence l’Heure H en octobre 2013, le moine bouddhiste Matthieu Ricard a redonné à l’altruisme ses lettres de noblesse. Dans une salle comble, son érudition et son humour ont fait mouche.


“Modifier nos comportements parce que quelque chose va se produire dans cent ans est, je dirais, profondément bizarre”. C’est en ces termes que le magnat américain Stephen Forbes s’exprimait sur Fox News en 2009, à propos de l’élévation du niveau des océans. Heureusement que tout le monde n’aborde pas le dérèglement climatique de manière aussi légère, car le phénomène, bien réel, s’accélère. Au début de sa conférence, Matthieu Ricard est longuement revenu sur ce nouveau défi qui se pose à nous.

L’IMPACT DE L’HOMME


Il y a 12 000 ans, nous sommes entrés dans l’holocène, une période de climat remarquablement stable qui a permis l’essor de l’espèce humaine. “La Terre, résiliente, guérissait elle-même les blessures que les activités humaines lui infligeaient, à commencer par l’agriculture” expose le moine bouddhiste. Mais depuis le milieu du xxe siècle, des changements rapides dans l’environnement ont défini une nouvelle ère pour notre planète, l’anthropocène. 

Pour la première fois dans l’histoire du monde, les activités humaines ont un impact majeur sur le système qui maintient la vie sur Terre. Matthieu Ricard dresse un portrait alarmant de la situation : 90 % des gros poissons ont déjà disparu des océans. Au rythme actuel, 30 % des espèces animales auront disparu d’ici 2050, de même que la totalité des forêts tropicales”. L’interprète du dalaï-lama en France consacre un chapitre entier de son dernier livre, “Plaidoyer pour l’altruisme” (édition Nil), à l’environnement. Un choix surprenant… au premier abord.

Comment se présente la situation ? Les impératifs économiques immédiats semblent inconciliables avec les préoccupations écologiques. “Les experts de l’environnement savent ce qu’il faudrait faire, mais leurs recommandations sont incompatibles avec ce que les économistes préconisent à court terme” déplore Matthieu Ricard. Seul l’altruisme permet de résoudre ce fossé conceptuel entre court terme et long terme. “Si on accorde de la valeur à autrui, on se soucie des générations à venir. L’altruisme n’est pas seulement un comportement, c’est une motivation, un désir de faire le bien d’autrui”. Nous sommes donc bien dans le sujet…

NOTRE NATURE PROFONDE


Une telle démarche se heurte toutefois à des obstacles, d’abord d’ordre théorique. Dans le monde occidental, l’individualisme a presque été érigé au rang de dogme. Dès 195 avant Jésus-Christ, l’auteur latin Plaute écrivait “l’homme est un loup pour l’homme”, une pensée qui a été reprise à son compte par le philosophe Hobbes au xviie siècle. Plus près de nous, Sigmund Freud se montre tout aussi désabusé sur notre nature profonde : “Je ne me casse pas beaucoup la tête au sujet du bien et du mal, mais, en moyenne, je n'ai découvert que fort peu de “bien” chez les hommes. D'après ce que j'en sais, ils ne sont pour la plupart que de la racaille” estime l’inventeur de la psychanalyse(1).

De la science de salon, rétorque Matthieu Ricard. Pour lui, il ne fait aucun doute que la coopération constitue un trait majeur de l’espèce humaine. Nous héritons biologiquement de cette faculté à travers l’instinct parental, qui nous pousse à prendre soin de “ces êtres vulnérables que sont les enfants”. Même la pensée de Darwin, qu’on associe à tort à une douloureuse lutte pour la vie(2), reconnaît chez l’être humain “des instincts de sympathie et de bienveillance pour ses semblables” et estime que “l’homme qui ne posséderait pas de semblables sentiments serait un monstre”. Darwin envisageait même la possibilité d’étendre la sympathie au-delà du cercle familial, du clan, et à terme, de l’espèce humaine. 

La compassion(3) envers les animaux serait ainsi “une des plus nobles dont l’homme soit doué”(4).
Même la psychologie, qui s’intéresse à nos pulsions de vie et de mort, reconnaît désormais l’existence d’un altruisme véritable qui ne se réduit pas à une forme d’égoïsme déguisé. Les travaux du chercheur américain Daniel Batson(5) vont dans ce sens. 

Cette question revêt aussi une dimension sociale. Ainsi, dans l’enquête de l’OCDE sur les déterminants du bonheur, le revenu n’arrive qu’en 10e position ; c’est la qualité du lien social qui est considérée comme le facteur le plus important de bien-être. Et effectivement, les bénéficies du soutien social ont été mesurés et attestés. “Avoir autour de soi des gens sur qui on peut compter augmente la santé mentale et la longévité, renforce les défenses immunitaires et diminue les risques de maladie cardiaque” énonce Matthieu Ricard.

DÉVELOPPER LA COMPASSION


Mais comment faire progresser l’altruisme et la coopération dans nos vies ? Le changement, qu’il soit politique, économique ou social, ne se fera pas par magie : Matthieu Ricard insiste sur la nécessité, avant toute chose, d’opérer une transformation personnelle. En particulier, celle-ci passe par la méditation, un exercice puissant qui permet de développer l’empathie(6), la compassion et l’amour du prochain. 

Qu’elle soit pratiquée dans un cadre laïc ou religieux, la méditation génère des changements structurels “très profonds” dans le cerveau, observables scientifiquement. Matthieu Ricard lui-même a passé de nombreuses heures enfermé “tel un cobaye” dans l’IRM fonctionnel de l’université de Madison (Wisconsin). “Méditez vingt minutes par jour sur la pleine conscience : au bout de quelques semaines la densité de vos neurones va augmenter dans l’hippocampe, la partie du cerveau chargée d’analyser la nouveauté” expose l’ancien chercheur.

Reste à traduire ces bonnes dispositions en actes, car “la compassion sans action est hypocrite”. L’incitation à l’altruisme peut commencer dès l’école ; certaines méthodes d’enseignement coopératif prônent ainsi le mélange entre élèves de niveaux différents pour qu’ils apprennent ensemble leurs leçons. Plus d’une centaine d’établissements dans le monde ont déjà adopté cette démarche et ont vu s’améliorer le niveau scolaire général ainsi que les relations entre enfants. Les meilleurs élèves ne font plus l’objet de brimades ou de bizutage. Ils se sentent investis d’une responsabilité particulière envers leurs camarades de groupe.

De telles initiatives sont-elles transposables dans le monde de l’entreprise, où le chacun pour soi semble être devenu la seule attitude possible ? Matthieu Ricard se réfère au professeur Richard Layard de la London School of Economics, pour qui la compétition est saine et utile entre les entreprises (car elle stimule l’innovation et pousse les prix à la baisse), mais totalement nuisible à l’intérieur d’une organisation. “Promouvoir une concurrence sans merci entre employés d’une même société, comme c’était le cas chez Enron, détériore les conditions de travail et affecte l’efficacité globale de l’entreprise” juge le moine. À ce titre, la rémunération variable produit des effets souhaitables lorsqu’elle est indexée sur les résultats du groupe, et non sur les performances individuelles.

Enfin, au niveau macroéconomique, Matthieu Ricard se fait l’avocat d’une croissance plus qualitative, prenant en compte les ressources finies que nous offre notre planète et se référant à des indicateurs innovants comme le Bonheur National Brut, adopté par le Bhoutan dès les années 70. Matthieu Ricard se risque à une analogie scientifique : “le cerveau doit s’enrichir dans un espace limité, alors il ne garde que les connexions les plus utiles. Mais à mesure que la neuroplasticité se développe, des connexions se créent, renforçant l’interdépendance et la cohérence de l’ensemble”. De même, à production égale, de meilleures relations entre individus et un rapport plus respectueux à la nature accroissent le niveau général de bien-être.

Le corollaire de cette vision, c’est que vouloir toujours plus de possessions ne résout pas la question du bonheur. Matthieu Ricard mentionne pour preuve une étude du psychologue américain Tim Casser(7) selon laquelle les 25 % d’individus les plus matérialistes ont moins de véritables amis et sont en moins bonne santé que le reste de la population. “Le contentement, c’est un trésor qu’on tient dans le creux de sa main” décrit l’orateur. “Mon meilleur mantra, c’est “je ne veux rien”. Répétez-le une dizaine de fois, vous verrez comme vous vous sentirez mieux…”. Apprendre à se satisfaire de ce qu’on a, tout un programme.


(2) C’est en réalité Herbert Spencer, philosophe anglais surnommé “le bouledogue de Darwin”, qui a popularisé l’expression de “lutte pour la vie” (et non Darwin lui-même).
(3) Compassion : volonté qu’autrui soit libéré de sa souffrance et de ses causes.
(5) “The Altruism Question ” (1991), “Altruism in Humans ” (2011), Daniel Batson.
(6) Empathie : capacité à entrer en résonance affective et cognitive avec la situation de l’autre
(7) “The high price of materialism ”, Tim Kasser, The MIT Press, 2003.

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